Comment bien protéger une invention ? S’il n’existe pas de recette magique et universelle à appliquer, il y a en revanche une liste de questions essentielles à se poser tout au long de votre projet.
Comment bien protéger une invention ? S’il n’existe pas de recette magique et universelle à appliquer, il y a en revanche une liste de questions essentielles à se poser tout au long de votre projet. Nous avons demandé leur avis à plusieurs experts : Yann de Kermadec, consultant en management de l’innovation et de la propriété intellectuelle chez Julhiet Sterwen ; Mathieu Lion, PDG de Mastrad, la marque d’ustensiles de cuisine innovants ; Vincent Lorphelin, fondateur de Venture Patents, une société qui aide les start-up et PME à protéger leurs innovations ; et Raoul Mallart, directeur technique de Sigfox, la start-up française qui ambitionne d’être le premier réseau cellulaire mondial des objets connectés.
> À votre avis, les bénéfices du brevet sont-ils suffisamment perçus dans la valorisation d'une invention et de l'entreprise elle-même ?
Raoul Mallart : J’ai coaché des start-up technologiques et j’ai constaté que même elles n’ont pas toujours conscience de l’importance du brevet. Il est pourtant obligatoire d’identifier ce qui est brevetable. Quel que soit le secteur — technologique ou non — il faut se demander ce qu’on peut apporter de nouveau sur le marché. Le brevet est un élément essentiel de la valorisation de l’entreprise, notamment pour obtenir des financements. Plus on dépose de brevets, plus on a de crédibilité. Le « brevet inside » est évidemment également un atout en termes d’image.
Vincent Lorphelin : Pour beaucoup, brevet = haute technologie = CNRS ou polytechnique = blouse blanche ! Il n’est pas rare qu’un entrepreneur commence par vous dire que cela ne le concerne pas. Il suffit d’une simple démonstration pour prouver le contraire : la fonction zoom sur un smartphone — si simple et si utile — a constitué un brevet clé dans la guerre Apple/Samsung, et vaut probablement maintenant un milliard de dollars. Pourtant, ça se programme en deux minutes et ça n’a rien d’un brevet « blouse blanche » ! Sa forte valeur inventive vient de sa valeur d’usage. Une mauvaise compréhension du brevet fait que des inventeurs très brillants ont parfois le sentiment de n’avoir rien inventé. Les premières questions à se poser sont donc : à quel endroit y a-t-il une activité inventive ? Et où créer de la valeur ?
Yann de Kermadec : En effet, les entreprises méconnaissent souvent la variété des bénéfices que peut apporter le dépôt d’un brevet : sécurité, crédibilité vis-à-vis des investisseurs, atout pour des partenariats, image externe et interne, actif stratégique… Et ces bénéfices concernent toutes les entreprises qui font des innovations techniques, quelle que soit leur taille !
> À quel stade de son projet faut-il selon vous envisager le dépôt de brevet ?
Y. d. K : Il n’y a pas de règle générale. Il faut être prêt à déposer une demande de brevet au bon moment, donc à tout moment ! Quand une entreprise travaille, comme ses concurrents, sur un sujet émergent, elle doit être prête à déposer une demande de brevet dès que les solutions paraissent faisables. En revanche, si est la seule à travailler sur l’amélioration de l’un de ses produits, il est préférable qu’elle attende la fin du développement pour protéger précisément ce qui a été créé. Une seule chose est sûre : il faut en permanence « penser brevet ». Il est d’ailleurs réducteur de considérer les brevets uniquement comme des outils de protection et de valorisation des innovations techniques : ils sont également une source d’information technique très riche et un langage de conception très puissant. Les équipes d’innovation qui savent combiner ces caractéristiques sont très performantes.
Mathieu Lion : Oui, les bases de l’INPI, de l’office américain, de Google, etc., sont très utiles pour établir un état des lieux de son marché et de l’état de la propriété intellectuelle indispensable avant le dépôt. Un bon benchmarking concernant un brevet mobilise une personne pendant une semaine, le double pour un dessin et modèle.
R. M : L’analyse de la jurisprudence des procès autour des brevets, surtout aux États-Unis, est aussi très utile à la rédaction des brevets, afin de les rendre plus solides. Il faut bien regarder les arguments qui ont été opposés au brevet et comment les gens s’en sont sortis.
V. L : Si l’on devait résumer, pour moi il y a trois questions clés : 1/ Quel est le bénéfice d’usage qu’apporte mon invention à l’utilisateur ? Autrement dit : à quoi ça sert ? 2/ Comment cette utilité se situe-t-elle par rapport à ce qui existe déjà ? 3/ Pour apporter cette utilité, quelle est la solution technique ? C’est-à-dire qu’il faut commencer par la finalité et se demander comment y arriver techniquement.
> Comment gérer la question cruciale de la confidentialité avant le dépôt ?
Y. d. K : Communiquer au juste nécessaire doit être une seconde nature pour les innovateurs. C’est particulièrement vrai lorsqu’un dépôt de brevet est envisagé. Si l’innovation est développée avec des partenaires, il faut alors avoir le réflexe d’utiliser des accords de confidentialité et, parfois, de déposer un brevet avant de commencer le partenariat.
M. L : Il faut trouver le point d’équilibre entre la confidentialité et le fait de pouvoir démarcher des chefs d’entreprises qui sont très ouverts aux innovations. Chez Mastrad, nous ouvrons les portes aux inventeurs. On peut se protéger au minimum avec une enveloppe Soleau et en dire le moins possible sur les détails. Un autre conseil important : il ne faut pas déposer trop tôt. J’ai déjà reçu des inventeurs qui avaient déposé leur brevet deux ans plus tôt sans avoir finalisé leur invention. Pour les extensions et les PCT [le Traité de coopération en matière de brevets qui aide les déposants à obtenir une protection au niveau international, NdR], c’est trop tard. Dans certains cas, il vaut donc mieux signer un bon contrat de confidentialité et laisser l’entreprise déposer elle-même.
> Venons-en au dépôt : quels sont pour vous les points de vigilance concernant cette phase ?
Y. d. K : En ce qui concerne la rédaction, je conseille tout simplement de bien suivre le plan du brevet. Il pose toutes les bonnes questions pour innover et pour protéger les innovations : « Quel est le domaine de l’innovation ? », « Quelles sont les solutions qui existent dans ce domaine ? », « Que veut-on améliorer dans ces solutions ? », « Que propose-t-on comme nouvelles solutions et, plus précisément, comme nouvelles combinaisons de moyens ? » et « Comment seront mises en œuvre ces nouvelles combinaisons de moyens ? ». C’est un langage commun qui permet aux innovateurs et aux spécialistes des brevets de bien coopérer.
R. M : En ce qui concerne le territoire, le brevet français est à mon sens une première étape essentielle avant l’extension. Ma stratégie [pour Sigfox] est de déposer 100 % des brevets sur trois zones qui font les 3/4 du PIB mondial : les États-Unis, l’Europe, et la Chine. Et après on saupoudre, c’est-à-dire qu’on dépose un brevet sur trois dans certains pays, comme au Japon, en Corée, ou en Amérique latine pour être présent. Les questions à se poser sont donc : « Où est mon marché ? », « Est-ce que développer sur tel marché est intéressant pour mon entreprise ? ». J’avais lu quelque part que le seuil pour déposer dans un pays, c’est un million de chiffre d’affaires généré… Nous préférons protéger nos inventions plus en en amont, quitte à prendre du temps pour évaluer la pertinence du pays.
M. L : De notre côté [Mastrad], hormis la France, nous déposons en Chine, aux États-Unis, au Canada et en Europe. En ce qui concerne le Japon, nous déposons nos brevets sur quelques produits déterminants, mais nous faisons l’impasse sur d’autres. Il existe en effet des pays où les instituts de propriété intellectuelle sont plus lents qu’ailleurs, les lois très spécifiques et la contrefaçon parfois moins mal vue que dans le reste du monde.
Y. d. K : Lorsque l’on envisage d’étendre le dépôt de brevet à l’étranger, les coûts deviennent effectivement très importants. Il faut donc, pour chaque pays visé, se poser de manière lucide deux questions de bon sens : « Qu’est-ce que cela va nous coûter ? » et « Qu’est-ce que cela va nous rapporter ? ».
> Pour finir, quelle sont d'après vous les questions essentielles concernant l'après-
dépôt ?
V. L : Pour moi, il y a deux principales questions à se poser : « En quoi ce brevet peut-il être déclencheur d’autres brevets ? » et « En terme patrimonial, peut-il devenir une monnaie d’échange ? ». Tout dépend du cadre de la stratégie de l’entreprise. Pour les entreprises fondées sur les nouvelles technologies, un modèle de stratégie peut être celui de Nest Labs : cette société américaine a inventé un thermostat connecté pour la maison et, de proche en proche, à partir de l’application de base, a déposé trente brevets. Comme le marché de la domotique est jugé stratégique, l’entreprise a attiré les grands groupes qui ne voulaient pas que les brevets aillent à leurs concurrents. Les enchères de vente sont ainsi montées jusqu’à trois milliards de dollars !
R. M : Dans notre cas [Sigfox], c’est-à-dire une entreprise en phase de développement et de croissance, il ne semble pas pertinent de vendre nos brevets qui sont défensifs — on attaque les contrefacteurs s’il y en a. En revanche, on cède des licences gratuites, sans royalties, pour les fabricants d’objets connectés afin qu’ils puissent opérer sur notre réseau. Le brevet peut donc être aussi un outil de développement incitatif, qui garantit la non-agression entre partenaires.
Y. d. K : Quand on a déposé des brevets, il faut bien sûr les gérer ! Si un brevet commence à coûter plus qu’il ne rapporte, il ne faut pas hésiter à l’abandonner. Quand la gestion des brevets est menée de manière ouverte, pragmatique et respectueuse des personnes, cette gestion éclaire fortement la stratégie de l’entreprise.
V. L : Plus globalement, je crois que nous sommes au tout début d’une histoire énorme d’inventivité. Dans les périodes d’incertitude, il faut revenir aux fondamentaux. Il faut revenir à la culture d’un peuple. Or, la France a une culture d’inventeur que l’on a oubliée. En quelques années, on est passé d’une poignée de start-up connues à toute une floraison. On est la deuxième Silicone Valley du monde et tout est en train de pousser. Ce qui est important, c’est l’envie et les talents. Il y a aussi la spécificité culturelle : la qualité à la française est un mélange de design, de luxe, de finitions, de féminité, d’art de vivre… C’est un atout compétitif pour conquérir un milliard de nouveaux consommateurs dans le monde ! L’esprit entrepreneurial s‘apprend et c’est un apprentissage collectif. Il faut arrêter de regarder le journal télévisé de 20 h et aller dans les cercles d’entrepreneurs deux fois par semaine !
Source : www.inpi.fr